Carnet de route : Crète, ascension du mont Gingilos, 2080 mètres

Bien de l’eau a coulé sous les ponts du Douro (Porto) et de l’Ebre (Lisbonne), et autant de scories incandescentes sur les flancs du Stromboli, depuis nos dernières chroniques. Notre tour d’Europe par les rivages et archipels de Méditerranée s’est poursuivi par la Calabre et les Pouilles, au méridien de la botte italienne, avant d’embarquer à Brindisi sur un ferry à destination de Patras, en Grèce…
Crête 5

… De là, nous avons traversé le Péloponnèse et séjourné à Athènes, avant de franchir la mer Ionienne en faisant des sauts de puce d’île en île à travers les Cyclades, jusqu’en Crète, où nous allons passer presque un mois. Entre deux péninsules sauvages et trois petits villages perdus, cap vers les Lefká Ori, ou montagnes Blanches, qui festonnent le sud-ouest de la grande île.

Au départ de La Canée, avec la lumière rasante du petit matin, il faut une heure à peine de petites routes de montagne pour rejoindre la bourgade d’Omalós, sur un plateau verdoyant accroché à 1100 mètres sur les genoux des montagnes Blanches. De temps à autre, une marée de brebis peinturlurées aux couleurs de leur propriétaire envahit la route, nous forçant à un moment de contemplation. A Lákkoi, par exemple, haut lieu de la résistance crétoise contre les occupations vénitienne, ottomane puis nazie, une intrigante statue montre trois andartes, les “combattants de la liberté”, ou résistants, juchés les uns sur les autres en une pyramide humaine pour toucher le ciel. Inspirant !

Les Lefká Ori, ou montagnes Blanches, doivent leur nom au calcaire omniprésent et à la dolomie aveuglante qui y prédomine, avec en outre la neige qui s’y accroche jusqu’au printemps. En raison de leur relief accidenté, ces montagnes sont très mal desservies par le réseau routier. Seules, deux routes permettent de se rendre dans le massif : la route d’Omalós, à l’ouest, qui aboutit à l’entrée des gorges de Samaria, et la route de Chóra Sfakíon, à l’est, qui grimpe depuis la mer jusqu’au village fantôme d’Anapoli. Aucune route n’ayant été tracée au sud du massif, c’est un service de transport maritime qui assure les liaisons entre les petits ports côtiers. Les cimes au-dessus de 2000 mètres d’altitude, complètement dépourvues de végétation, offrent un paysage lunaire. Il s’agit d’un désert d’altitude unique en son genre en Europe. La végétation ne peut y prospérer en raison de la nature du sol, l’eau s’infiltrant immédiatement dans celui-ci.

Au bout de la route qui grimpe, le parking de Xyloskalo (“escalier de bois” en grec), à 1200 mètres, marque le début de notre randonnée, qui se trouve aussi être le point de départ de l’excursion la plus fameuse de Crète : les gorges de Samaria, qui dégringolent à notre gauche. Mais notre sentier, lui, pique résolument à droite, et au passage d’une brèche, l’austère face nord du mont Gingilos se dévoile face à nous. La mythologie grecque place au sommet de ce dernier le trône de Zeus, roi des dieux. Nous pouvons avoir un aperçu du parcours de la course, où se succèdent quatre temps forts : d’abord des lacets serrés le long d’une croupe rocailleuse dominant l’abîme des gorges de Tripiti et de Samaria, bordée de pins tordus et d’énormes cyprès crétois (Cupressus sempervirens) bonzaifiés. Plus haut, une traversée à flanc de montagne mène à une descente en terrain friable pour rejoindre le fond d’un vallon, en passant sous une arche naturelle nommée Xepitiras et au pied d’insolites monolithes de poudingue. Ensuite, il s’agit de remonter ce vallon (source), via une enfilade de névés parfois assez raides, jusqu’au col de Linoseli, à 1700 mètres.

Enfin, on quitte le chemin de grande randonnée européen E4 pour longer vers la gauche l’arête, en franchissant une succession de passages rocheux et de ressauts faciles balisés par des marques jaunes (faire attention, au départ, à un gouffre abyssal à côté du chemin et matérialisé par du grillage et des pieux en fer). On débouche près de l’antécime sur des croupes débonnaires menant à un gros tas de pierres indiquant le sommet secondaire. De là, il faut encore une vingtaine de minutes pour traverser un ludique empilement cyclopéen (mains utiles) et parvenir au sommet principal, à 2080 mètres, au pied d’un poteau d’acier et tout au bord du vide. La vue y est magnifique, sur les lointains crétois, les presqu’îles de Gramvoussa et de Rodopos, les mers Egée et Lybienne, avec, comme si elles flottaient dans l’éther, les îles Gavdos et Gavdopoúla, qui constituent les terres les plus méridionales d’Europe. Et, coiffant l’horizon, les points culminants des Lefká Ori, notamment le mont Pachnès, deuxième sommet de Crète, à 2453 mètres.

Je me remémore mes précédents voyages sur les montagnes de Crète : les témoignages émouvants des vieux résistants d’Anogia entièrement vêtus de noir, bottés et coiffés du traditionnel foulard à franges symbolisant les pleurs d’un peuple martyr. La rencontre au cœur d’une oliveraie centenaire avec le grand musicien Adonis Xylouris, aka Psarandonis, le maître de la lyre crétoise. Les escapades sur le plateau du Psiloritis, à partager le quotidien des bergers préparant la graviera, le fromage d’ici au lait de brebis, dans de grands chaudrons à l’intérieur de leur mitato, ces huttes de pierre qui jalonnent les étendues désolées du centre de l’île. Merveilleux pays où rudesse et poésie se mélangent de façon intime. Le sommet du Gingilos m’offre aujourd’hui la quintessence de cette terre baignée de lumière et de mythes. 

Texte et Photos Franck Charton