Alpes suisses : Val d'Anniviers, impériale randonnée

Marcher de Grimentz à Zinal, se sentir comme des poussières d’étoiles aux portes de la haute montagne… Panorama sur la couronne impériale — cinq sommets à plus 4 000  mètres —, pour quatre jours magiques au pays des cabanes perchées.
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 365 grammes de plus… Est-ce que je n’allais pas regretter de glisser dans mon sac à dos le dernier livre de Jean-Christophe Rufin, Immortelle Randonnée ? Au fil de quatre jours de randonnée sur les sentiers du Val d’Anniviers, cette lecture pourrait être un moyen d’évasion en cas d’intempéries, un compagnon de refuge, une invitation à philosopher à distance avec un autre pèlerin… Va pour les 365 grammes. Je tire la fermeture Eclair sur la couverture rouge des éditions Guérin.

Par monts et merveilles

« Partir, c’est crever un pneu », disait Coluche. Pas de risques de ce côté-là ; nous empruntons les chemins de fer. « Vous allez au pays du soleil ? », m’interpelle le contrôleur des CFF à Genève, mon billet de train à la main. « Si c’est possible, on veut bien… », réponds-je en jetant un coup d’œil à Julien, le photographe, peu friand du pays de la pluie pendant les reportages. Les palmiers de Montreux, puis les vergers d’abricotiers et les vignes au mitan d’un Valais sous le ciel bleu laissent espérer le meilleur. Le car postal jaune d’or qui attend devant la gare de Sierre nous apporte une confirmation lumineuse et file, par une route acrobatique creusée dans les falaises des Pontis, vers Vissoie, Grimentz et, plus haut, le barrage de Moiry. C’est d’ailleurs la construction de ce dernier dans les années 1950 qui permit un réaménagement du premier chemin carrossable, ouvert en 1863. Encore laiteux une semaine avant, le lac de retenue vient de virer au bleu électrique. Un coup de baguette magique de la fée (hydro) Electricité ? « Non, juste un coup de chance », nous confie Christian Epiney, chef d’équipe à Hydro Exploitation SA. « Nous allons descendre à la G4 en rive droite. » Comprenez : dans l’une des cinq galeries au cœur du mur de béton pour contrôler les déformations de la voûte, jusqu’à dix centimètres selon que le lac est plein ou vide ! « Mon père a travaillé dans les mines de cuivre de la vallée et sur le chantier de Moiry. Moi, je suis barragiste ici depuis 2013. Avec mon équipe en charge de la maintenance, nous sommes les concierges du barrage. » Dommage qu’il n’y ait pas une petite loge disponible, dans le style « chalet d’alpage avec vue ». J’aurais postulé.

Attiré par la lumière de l’immense alpage de Moiry, je vais tenter ma chance comme aide berger. Depuis « l’alpée du 18 juin » — je n’invente rien ! — et la montée d’un troupeau de cent-vingt vaches d’Hérens, Timothée fabrique des fromages au lait cru. « Ces vaches sont douces avec les hommes, mais elles se mettent grave sur la gueule », m’explique sans détour ce Français venu faire un stage de fitness et de technique fromagère. « Y a beaucoup de retournage en cave, surtout avec les raclettes ; 300 à 400 pièces par jour. Je m’envoie des planches. C’est dur ! » Plus fortiche du mollet que du biceps, je passe mon chemin pour continuer jusqu’au pied du glacier de Moiry. Là, entre lacs et moraines, d’autres Hérens, petits yacks à poil ras, annoncent l’ambiance tibétaine de la fin de journée. Tout là-haut, posé tel un monastère, le nouveau refuge de Moiry, bardé de cuivre, invite à la méditation. Pour le rejoindre par les interminables lacets du sentier, le marcheur que je suis rentre dans son corps, dans son souffle, les yeux posés sur ses pas et son ombre.

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Des Anniviards sur les chemins

La cabane de Moiry est une oasis de confort perchée à 2 825 mètres d’altitude, un belvédère à hauteur d’une grande chute de sérac. Les façades vitrées et les fenêtres en bandeau de son architecture contemporaine dessinent des cadrages sur les sommets du Grand Cornier et des pointes de Mourti. Paysages intérieurs et extérieurs semblent se fondre. Rien à voir avec le bâtiment en pierre du Club alpin suisse daté de 1924, avant-poste isolé de la haute montagne. La cabane est maintenant un lieu de passage. Yvan Duc, le gardien, en témoigne : « Un des challenges est d’accueillir une clientèle hétéroclite : familles, promeneurs, fêtards, alpinistes, aspirants-guides en formation. Avec près de 5 000 nuitées durant l’été, c’est le sprint pendant trois mois. » Nous, pèlerins insouciants, savourons notre temps libre. Boire le thé avec un guide et sa clientèle, discuter avec le menuisier venu remplacer des volets, déguster le repas bio et/ou locavore avant d’aller nous coucher. J’en profite pour rappeler que le ronfleur dort, lui. C’est son deuxième défaut. Passons…

Le sentier en balcon sur le lac, le lendemain, vous ferait oublier tous les tracas nocturnes. Par le col de Sorebois et la télécabine éponyme, l’itinéraire rejoint le village de Zinal. Pas d’église — juste une chapelle néogothique —, pas de cimetière, ni de maison bourgeoisiale. Zinal était un mayen, un pâturage de moyenne altitude habité par périodes — ici en hiver également — pour que le bétail dispose des foins récoltés au printemps.

Les Anniviards étaient des gens très « remuants », des transhumants, allant et venant plusieurs fois par an entre leurs vignes de la vallée du Rhône et les alpages d’altitude. On parlait de « remuage ». Le vieux village raconte cette histoire particulière, tandis que le quartier des hôtels illustre les débuts du tourisme et l’âge d’or de l’alpinisme. « L’histoire a commencé par une petite maison de bois où un soir, au moment de la fenaison, un Anglais demanda à se loger », raconte Aloys Theytaz, écrivain natif de la vallée. L’Anglais a toujours besoin d’un hôtel, surtout s’il est membre de l’Alpine Club. Edward Whymper dormit dans cette première auberge en 1859, lors de sa traversée du col de Moming ; Leslie Stephen fit de même cinq ans plus tard, pour sa première ascension du Zinalrothorn. L’Anglais a aussi besoin d’un refuge. La cabane du Petit Mountet, bâtie en 1899 pour être une halte vers celle du Grand Mountet, deviendra vite une buvette appréciée des randonneurs en vacances.

Un siècle plus tard, je confirme. On l’atteint en remontant le large Plat de la Lée, puis un verrou glaciaire. Comment transmettre la sensation de wilderness, la naturalité anglo-saxonne ? Quels mots pour dire les indomptables eaux vert céladon de la Navizence, le mélézin magique, l’exubérante végétation des ripisylves, la silhouette inquiétante du Besso… Bon, rien ne vaut quand même une sierrvoise, rafraîchissante bière sur lie, offerte à notre arrivée par nos hôtes, Myriam et Marc-André Repond. Le soir, une fois le souper terminé, tous les clients sortent contempler la face ouest du Weisshorn rosir, rougir, puis s’éteindre. Tous en silence, en communion devant la beauté du monde.

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L’âme des refuges

Au matin du troisième jour, Sylvie Peter, accompagnatrice en montagne, fait chemin avec nous jusqu’à la cabane d’Arpitettaz. Nous prenons d’abord le temps d’observer l’impressionnant retrait du glacier de Zinal qui n’a pas tiré sa langue depuis longtemps, l’intense érosion de la moraine ainsi découverte qui menace la fragile construction du Petit Mountet. Anniviarde d’adoption depuis vingt-cinq ans, cette Nantaise nous conte des histoires de la vallée, comme l’audacieux projet abandonné en 1915 d’une ligne de chemin de fer Sierre-Zinal-Zermatt via un tunnel sous le Trifthorn. Herboriste de formation, elle a reçu en héritage des recettes traditionnelles des anciens de la vallée. « Les plantes ne sont pas là pour rien. Elles ont sûrement toutes une fonction thérapeutique, mais on en connaît si peu sur elles », dit-elle en parlant de l’odeur de l’arnica ou de la remarquable impératoire — appelée aussi agro en patois local —, très utilisée dans la pharmacopée du Val d’Anniviers. Elle nous propose une devinette lors de notre pause gourmande au lac d’Arpitettaz. « Quels parfums, mes sirops maison ? » Fleurs de sureau et bourgeons de sapin. Pas trouvé. Trois fiers « 4 000 » se laissent admirer : Weisshorn, Zinalrothorn et Dent Blanche. Deux hauts cairns, grands hommes de pierre dressés, signalent notre arrivée au refuge où nous retrouvons la bande de randonneurs suisses croisée la veille, des membres du Club alpin suisse de la section La Dôle, propriétaire de cette cabane gérée de façon associative.

Chaque semaine, un nouveau couple de gardiens bénévoles. Michel et Yvette Jequier s’activent seuls en cuisine pour préparer le repas de chacun avec les ingrédients des randonneurs. « Je me lève à 5h30 pour préparer les petits déjeuners, faire le feu dans la cuisinière. Je surveille les captages d’eau et les installations solaires. C’est beaucoup de travail, mais les échanges sont passionnants. Vu d’ici, on comprend mieux le travail du gardien », avoue Michel. Ce refuge a une belle âme, celle des centaines de bénévoles passés par là. Nous faisons table commune dehors avec les Suisses. L’air de la montagne vibre de nos éclats de rire et des chutes de séracs. On se met à imaginer en ce lieu l’organisation de symposiums parrainés par Alpes magazine, des rendez-vous annuels autour de controverses aussi absurdes que drôles : « Le gardien de la cabane doit-il contrôler que les chaussettes marquées L et R sont mises au bon pied ? » Où, de nos jours, peut-on blaguer ainsi avec des inconnus ?

Demain, il nous reste à rejoindre Zinal, puis Grimentz et Sierre en car postal pour prendre le train du retour. Au fait, et le bouquin de Rufin, alors ? Je ne l’ouvre que ce dernier soir, seul sur la terrasse de la cabane d’Arpitettaz après ce si bon moment passé avec nos compagnons randonneurs, me délectant du récit pédestre à travers les montagnes sauvages des Asturies et de Galice : « L’esprit du Chemin est bien là, dans ce désir de parcourir le monde pour le fuir et de retrouver les autres où il n’y a personne. » J’ai fait prendre l’air des Alpes valaisannes à ces 365 grammes de pensées et d’histoires savoureuses.

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Un reportage d’Alpes magazine. Texte : Philippe Vouillon. Photos : Julien Dorol.