Carnet de route en Albanie : Huit jours au pays des aigles

Nous avons quitté la Crête, pour revenir en Grèce continentale via quelques sauts de puce sur les Cyclades orientales (Paros, Delos, Milos, Amorgos), à la beauté ensorcelante, même si notre camion suscite parfois la stupeur sur ces confettis aux routes étroites et aux villages exigüs. Après un merveilleux séjour en apesanteur au-dessus des monastères perchés des Météores, nous quittons finalement Ioannina adossée au lac Pamvotis, pour entrer en Albanie, l’ancienne Epire du nord. Une traversée du sud au nord, jalonnée de belles découvertes, dans un pays encore largement ignoré par le tourisme…
Ruelle Albanie

La frontière nous replace quelques décennies en arrière : longues files de voitures, locaux à la vétusté vintage et fonctionnaires aux uniformes « soviétiques », qui scrutent nos passeports d’un air suspicieux. Nous roulons depuis quelques kilomètres en territoire albanais, qu’une alerte tombe sur notre téléphone : le montant de nos communications hors CEE vient de bondir à 50 euros, en juste dix minutes ! Vite, passer en mode avion ! Nous nous retrouvons illico sans téléphone, sans internet et sans GPS (le responsable de cette surtaxe télécom).  Bienvenue au « pays des aigles » : en Albanie.  

Citadelle de Gjirokaster et dance

Citadelle de Gjirokaster

Entre Hoxha et Kadaré

Nous traversons de vastes steppes herbeuses, piquetées de moutons peints (aux couleurs de leurs propriétaires), de bunkers ruinés et de collines pelées. La plupart des voitures albanaises s’avèrent être d’imposantes Mercedes d’occasion, en provenance des Balkans ou d’Allemagne. Etrange, dans un pays émergent, avec un salaire moyen le plus bas d’Europe : autour de 150 € mensuels… Gjirökaster, notre première agglomération, s’étale contre le flanc de la Mali i Gjerë, « la Grande Montagne », un paysage de type alpin, alors qu’on frise à peine les 200m d’altitude !

Cette « ville-musée », classée au patrimoine mondial par l’Unesco pour sa structure de cité ottomane bien préservée, concentre les belles demeures de pierre, dont celles du sinistre dictateur Enver Hoxha, l’un des pires tyrans du XXe siècle, comme, à l’opposé, celle du poète et dramaturge Ismäel Kadaré, écrivain humaniste célébré dans le monde entier. Au-dessus des ruelles aussi pavées que pentues et des toits de lauzes en restauration, la silhouette massive de la citadelle du XIII e siècle jette une ombre discrète : celle des terribles geôles où le régime tortura, pendant des décennies, les opposants politiques.

Trou bleu / Syri i Kaltër

Montagnes de la riviera albanaise près de Himarë

Œil Bleu

Cap ensuite sur la « Riviera albanaise ». Il faut franchir, au bout d’une litanie de lacets, un col qui permet de passer en versant occidental, dans la région de Vlorë. A Muzinë, une piste quitte la route, pour mener en quelques minutes au lac de Syri i Kaltër, au cœur d’un paysage luxuriant. A son embouchure, une curiosité naturelle : l’« Oeil Bleu », une source karstique de plus de cinquante mètres de profondeur.

On dirait un trou aux reflets d’aigue-marine, au bout d’une rivière translucide noyée de draperies satinées. Irrésistible ! Si on ne peut plus s’y jeter depuis les arbres alentour, comme il était naguère coutume, on peut toujours se promener dans les allées forestières, au bord de l’onde cristalline, en admirant les libellules couleur d’azur, comme à l’unisson. Une buvette les pieds dans l’eau, digne de l’ère communiste, achève de donner à l’endroit un petit air mélancolique, avec un côté inachevé, des matériaux immergés, des abords négligés. Dommage car, bien géré, le site serait idyllique.

Monastère de Ste Marie à Appolonia

Bouleutheron d'Appolonia

Cité grecque

Alors que le soleil s’écroule dans la mer Ionienne, nous nous offrons un bivouac improvisé sur la crique de Bunec, entre Lukovë et Borsh : plage de galets et sable, ponton ruiné, douche qui marche et en prime, un petit resto de poissons et fruits de mer. Cela suffit à notre bonheur ! Mais si la côte est globalement escarpée, sauvage et aride, un chapelet de stations balnéaires sans grâce défigure les rivages accessibles et nous poursuivons les jours suivants vers les cités grecques d’Himarë, Orikum et Vlorë. Nous posons finalement le camion dans un champ au pied du site archéologique d’Appolonia, juste à côté du village de Pojan, dans la région de Fier.

Cette cité de l’antique Illyrie, fondée au VIe siècle av. JC par des colons grecs venus de Corfou et de Corinthe, fut, pendant 9 siècles, un important carrefour commercial et transit d’esclaves, grâce à son grand port (disparu suite à un tremblement de terre qui fit se retirer le rivage à plusieurs kilomètres) et à la voie romaine Egnatia, qui reliait Thessalonique à Byzance. C’est aujourd’hui un site bucolique, avec quelques vestiges monumentaux disséminés dans les plaines de de Myzeque, comme ce curieux Bouleutérion (siège de l’assemblée des citoyens, l’équivalent du conseil municipal dans la Grèce antique), l’Odéon ou petit théâtre en plein air, et un superbe musée installé dans les murs du charmant monastère Sainte Marie. Le tout procure cet ineffable sentiment d’évoluer dans un émouvant lieu d’histoire, encore totalement préservé.

Krujë : citadelle

Krujë : musée Iskander

Au pays de Skanderberg

Prochaine étape à Krujë, dans le district de Durres, petite ville accrochée aux contreforts rocheux du parc national de Qafë Shtamë, immense pinède riche en lacs de montagne. Si nous y apprécions son souk, sa gastronomie et la douceur de ses cafés, nous y allons aussi pour la citadelle se dressant sur un piton, recélant le musée Skanderberg, du nom de ce seigneur du XVe siècle, qui prit les armes contre l’envahisseur ottoman, devenu héros national et même considéré comme le père de la nation albanaise.

D’abord vassal des Ottomans et général pour le compte de leur expansion territoriale en combattant les Byzantins, les Perses et les Syriens, Skanderberg se rebella à la suite de la trahison du sultan qui, au lieu de le récompenser, annexa son fief : il déclara alors son indépendance en 1443, hissa son drapeau rouge à l'aigle noir, rejeta l’islam de l'Empire ottoman, et consacra sa vie à la libération de l’Albanie, tout en devenant un ardent défenseur de la chrétienté dans les Balkans. Près de la tour de guet, nous sympathisons avec un groupe de jeunes étudiantes désireuses de parler anglais avec des visiteurs étrangers. Une belle « fenêtre » culturelle locale, pour appréhender leur ressenti sur leur mode de vie, leurs aspirations…

Quant à la forteresse, magnifiquement restaurée, elle propose une déambulation dans l’histoire mouvementée du Pays des aigles, avec forces statues, fresques picaresques et collections d’armes. En sortant, on peut poursuivre notre initiation avec l’écomusée du paysan albanais, dans une fascinante, car authentique, ferme d’époque.

Forteresse de Shkodër

Krujë : écomusée de la maison paysanne

La forteresse du serpent

A l’extrémité nord du pays, ultime étape au bord du lac de Shkodër, le plus vaste des Balkans. Si la ville présente peu d’intérêt par elle-même, il faut monter en fin d’après-midi, à l’heure dorée, à la monumentale citadelle Rozafa, fondée au Ve siècle av. J.C, à la confluence des rivières Buna et Drin, tout près de la frontière avec le Montenegro. Romains, Vénitiens, Ottomans et bien sûr Monténégrins ; tous essayèrent de conquérir cette plate-forte stratégique, car panoramique : à 130 m au-dessus du vaste miroir lacustre du Shkodër, elle commande un vaste horizon de plaines agricoles et bocagères, avant les reliefs des montagnes de l’Albanie centrale.

On se régale de se perdre dans l’écheveau de cours, passages voûtés, remparts avec, au centre, la mosquée du sultan Fatih Mehmet à côté d’un petit « tea-shop » avec vue. Mais attention : les vieilles pierres grouillent de reptiles ! Je n’en débusque pas moins de trois pendant la visite, tous d’espèces différentes, au hasard des escaliers, vieux puits et tunnels. Un château sous le signe du serpent…  

(A savoir : en albanais, le « ë » se prononce « a »)

 

Texte et Photos Franck Charton